La vie en relief
Grace au Covid, je lis encore plus. En ce moment "La vie en Relief" de Philippe Delerm (au Seuil 17.50 €)
Hier soir, pages 156 à 160, je découvre un de ses "instantanés littéraires" sur le Tango Argentin, à Venise.
Je ne résiste pas à l'envie de vous le faire partager, d'autant plus qu'il est rare de lire sur notre art par une écrivain aussi sensible, non danseur qui plus est.
"Ça ne m'a pas trop étonné. Au cœur de Venise, à San Giacomo dall'Orio, cet été, il y avait des soirées Tango. Il faisait encore chaud. Sur une petite table, près d'un platane, à peine éclairée par une lampe basse, on avait installé une sono. Musique assez discrète mais qui répandait quand même ses ondes de nostalgie musclée dans les calli alentour. Je les ai entendues en sortant de la Zucca. Ça ne m'a pas étonné, parce que le Campo San Giacomo est devenu pour moi le centre du monde, et que je m'y rencontre à chaque pas, à chaque arrêt.
C'était la troisième fois en un an que je tombais sur une activité de ce genre. Au bord de la Seine, quai Montebello, c'était déjà du tango, mais des affichettes proposaient pour d'autres soirs de la salsa. A Saint Marc sur Mer, juste à coté de la statue de Monsieur Hulot qui domine la plage, c'était du rock. Vraiment un cours, avec un jeune prof à la fois discret et très didactique, initiant aux figures, d'abord sans la musique.
Les danseurs étaient un peu les mêmes. Pour la plupart des amateurs, pourtant très virtuoses, peut être un peu plus âgés pour le tango, surtout les hommes. A San Giacomo, dans la presque obscurité de la nuit d'aout, comme à Paris, comme à Saint Marc, la même émotion. Des estivants, des touristes passaient, s'arrêtaient. Certains tentaient de s'intégrer, souvent au deuxième degré, en se moquant un peu d'eux mêmes, en rajoutant sur la sensualité simulée, en caricaturant le hiératisme des postures. Tout près, quelques enfants faisaient des tours de patinette.
Je les trouve beaux, ceux qui savent danser. Ils obéissent à un code exigeant , compliqué, cela se voit nettement chez les plus laborieux, trop concentrés. Mais la plupart sont si aériens dans leur gestion millimétrée de l'espace. Ils frôlent d'autres couples sans jamais les heurter. Le tango est parfait pour ce qu'ils veulent exprimer. Une espèce de cérémonie incandescente et théâtrale, les étapes mêlées d'une histoire, l'attirance des corps, la poursuite du travail de séduction dans la fusion déjà réalisée. La scansion rythmique est l'horloge de la rencontre, mais la souplesse de l'accordéon noie les jambes enlacées dans une rondeur vertigineuse.
Ils ne se regardent pas. Ils semblent obéir à une idée, posséder le talent de l'approcher, de la rejoindre. Certains sont des couples dans la vie, et leur accord sur les dalles presque parfaites du Campo San Giacomo devient une métaphore sublimée de leur existence ensemble. D'autres aiment danser avec un partenaire anonyme. C'est drôle. Malgré la sensualité presque guerrière de cette danse, ils ne paraissent pas vouloir séduire. Ils aiment la traduction codifiée de la conquête. Mais l'élégance est de s'en tenir là, de parcourir voluptueusement l'affrontement de la volupté, puis de se séparer discrètement , avec respect et gratitude.
Je ne saurais jamais danser. Je n'ai jamais voulu savoir. C'était un peu absurde quand j'avais quinze ans ..... Pour rien au monde je n'aurais voulu être au cœur de la danse, avoir un rôle à y tenir, me séparer par l'action de cette sensation de tout tenir par l'immobilité, jusqu'à cette souffrance de commencer à attendre.
J'ai attendu toute la vie. Ce soir, Campo San Giacomo, plus de cinquante après, le tango me bouleverse. Et je sais aujourd'hui que c'était moi, cela. Rester indéfiniment au bord de la piste, ne jamais avoir su ce que c'était de faire partie, de s'élancer. Être à la fois si heureux et triste de tous ces couples accordée. Éprouver dans mon corps et dans ma tête l'immensité de cette danse ou je n'aurai jamais dansé.
Et aujourd'hui, Campo San Giacomo, je suis exactement le même en regardant les danseurs de tango. A mes cotés Martine, qui ne s'est jamais élancée plus que moi. Dans la cour de son école, sur Damrémont elle aimait regarder la ronde sans jamais y entrer. Peut être avons nous été tous les deux trop orgueilleux pour nous livrer, pour entrer dans la danse. Je crois qu'un même sourire nous vient aux lèvres en contemplant l'aisance de ces gestes qui nous resteront étrangers. Il y a une humilité précieuse dans l'obéissance aux codes du tango, et dans toutes les danses travaillées, ce mariage de l'apprentissage et de la sensualité.
C'est étrange. Je suis à coté de la femme que j'aime et pourtant je me sens amoureux comme à quinze ans. Ce n'est plus exactement une attente, mais l'ampleur de mon attente adolescente est restée en suspens, c'est comme ça. Je rêve à quelque chose que j'ai déjà".
Merci Monsieur DELERM
Robert Canonne